11 septembre 2009 5 11 /09 /septembre /2009 08:50

Dans ce discours prononcé à Santiago du Chili, dans le cadre du forum des progressistes, Laurent Fabius analyse la crise du capitalisme, et propose une alternative progressiste au développement de nos sociétés. Un texte à lire et à réfléchir.

Source : le blog de Laurent Fabius

 

 

Forum des Progressistes - avec la Fondation Jean-Jaurès ; Santiago du Chili / 10 septembre 2009

« La fin du paradigme néolibéral et la crise structurelle du capitalisme »

Madame la Présidente,

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Ministres,

Mesdames et Messieurs les Parlementaires,

Chers amis,

Un chiffre résume l’année de crise que le monde vient de vivre : depuis l’été 2008, selon un organisme associé à l’ONU, les gouvernements ont consacré neuf fois plus d’argent pour soutenir les banques et les institutions financières que le monde n’en avait dépensé, en un demi-siècle, pour aider les pays pauvres.

A quelques jours du G20 de Pittsburgh, nous sommes à un tournant : ou bien les gouvernements, s’appuyant sur les sociétés civiles nationales et les institutions multilatérales, négocient le virage pour mettre le monde sur la voie d’un autre modèle de développement ; ou bien ce tournant est en réalité ignoré, l’ancien chemin finalement préféré et alors l’humanité risque de foncer « vers l’abîme » comme l’a dit récemment le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon.

Ce tournant de la crise, ce tournant de l’histoire, s’inscrit dans un double paradoxe.

La crise - avec son impact financier social, écologique, industriel, agricole et territorial - est profonde mais les solutions mises en œuvre pour la combattre sont, pour le moment, parcellaires. A quelques jours du nouveau rendez-vous du G20, souvenons-nous des promesses faites à Londres, il y a six mois : les annonces faites n’ont pas beaucoup été suivies d’effets concrets.

La disqualification de la droite néo-libérale est pour le moment plus idéologique que politique. Le triptyque tant commenté de l’Ecole de Chicago - déréglementation, privatisation, financiarisation - apparaît désormais pour ce qu’il est : une impasse pour le développement humain. Et pourtant, dans les urnes et en tout cas en Europe, la crise profite pour l’instant surtout aux partis conservateurs, tandis qu’aux Etats-Unis, malgré l’élection très positive de Barack Obama, les vieux réflexes demeurent comme en témoignent les réticences de l’administration américaine à encadrer strictement les pratiques de Wall Street.

Sous des formes qui varient selon les continents et les identités nationales, la crise met aussi en cause la matrice intellectuelle de la gauche. L’exigence environnementale, la mondialisation, la révolution de l’information et du numérique, le boom démographique, l’émergence d’un Sud et la déshérence d’un autre, la montée en puissance de l’Inde et surtout de la Chine - nous voyons finir sous nos yeux un monde ancien et apparaitre un monde nouveau que nous, femmes et hommes de progrès, avons été les premiers à entrevoir.

Nous devons montrer que le socialisme démocratique, la gauche, les progressistes portent des valeurs indispensables à la construction d’un nouveau modèle de développement et préciser quel modèle. Je suis heureux de pouvoir porter ce message devant vous, en Amérique Latine où la vigueur des idées progressistes est aujourd’hui particulièrement forte et féconde

1) AUX ORIGINES DE LA CRISE DU SYSTEME, LES INEGALITES

Le capitalisme s’est construit sur trois piliers : la propriété privée des moyens de production et d’échange, l’utilisation économique des mécanismes du marché, l’application de ce marché au travail à travers le salariat. La propriété privée des moyens de production devait créer de la richesse en abondance ; le marché devait garantir l’équilibre entre production et consommation ; le marché du travail devait assurer le parallélisme entre hausse de la productivité et hausse des revenus.

Les crises économiques que le monde a traversées depuis un siècle, dont la fréquence et la violence se sont accrues depuis 1974, ont montré les limites de chacun de ces compromis. Beaucoup d’Etats, à des échelles différentes et avec des méthodes différentes, ont mené des politiques d’ajustement pour corriger les dysfonctionnements du système. C’est d’ailleurs dans l’exigence de redistribution, le troisième compromis entre capital et travail, qu’est née puis s’est consolidée la social-démocratie.

Le caractère inédit de la crise actuelle réside dans cette singularité et cette brutalité : pour la première fois, les trois compromis historiques du capitalisme tempéré par la social-démocratie sont remis en cause simultanément.

Premier élément : la confiscation des profits et de la richesse. Au début des années 1980, le monde connaît un tournant historique : pendant que se structure un marché mondial, les grands acteurs du capitalisme historique - Etats-Unis, Europe occidentale, Japon - constatent qu’ils perdent la maîtrise des ressources naturelles. La Russie et le Golfe exploitent l’essentiel des ressources énergétiques. L’Amérique du Sud cultive la majorité des matières premières alimentaires. La Chine et l’Inde abritent la plus grande part de la force de travail. Ne contrôlant plus les clés de leur expansion, les pays capitalistes historiques, emmenés par le duo Reagan-Thatcher, ont construit un modèle de rentabilité pour eux et de dépendance pour le reste du monde : l’économie financière, qu’ils situent symboliquement à New York et à Londres

La période 1980-2008 a été marquée par une hausse massive des profits. Longtemps, cet accroissement de la richesse mondiale a servi d’argument-massue aux conservateurs et aux néo-libéraux. L’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt l’avait résumé à sa façon : « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emploi d’après-demain ». Une étude plus fine de la réalité économique aurait permis de comprendre ce que la crise nous enseigne aujourd’hui : l’augmentation constante du taux de profit depuis 1980 ne s’est pas accompagnée d’un accroissement proportionnel des biens, des services, des infrastructures ou des innovations sur la même période. La richesse produite depuis trente ans n’a pas été investie prioritairement au service de l’intérêt général. Durant cette période, on a surtout enregistré une croissance exponentielle des profits bancaires et des dividendes.

On dira à juste titre que la sphère financière, émancipée de l’économie réelle, a aspiré la rentabilité de l’économie productive en bénéficiant de l’extraordinaire afflux de liquidités créées par la croissance économique nouvelle des pays émergents. A travers la création d’instruments et de produits financiers sophistiqués, la finance a complexifié et allongé le circuit économique garantissant une rentabilité croissante. Cette analyse est juste mais insuffisante.

C’est le deuxième élément : la dérégulation financière n’aurait pas pris une telle ampleur si elle ne s’était pas appuyée sur un creusement des inégalités. La crise actuelle est, du départ à l’arrivée, une crise de la redistribution des richesses. A l’origine de la crise, se trouve la tension entre le capital et le travail pour le partage de la valeur ajoutée. La déréglementation des mouvements de capitaux décidée par les pays occidentaux a profité du faible coût du travail dans les nations émergentes pour réorienter la production industrielle mondiale vers ces pays. Pendant que les systèmes de protection sociale (santé, retraite, droit du travail) étaient affaiblis, les salaires ont été déconnectés de l’évolution de la productivité du travail. En un quart de siècle, la part des salaires dans la richesse globale a diminué de dix points tandis que l’écart salarial entre riches et pauvres n’a cessé de croître. L’économie de marché est devenue une véritable société de marché.

L’exemple des subprimes est démonstratif. Affaiblis par leur déficit du commerce extérieur, le dumping monétaire et la concurrence sociale que leur livraient les nations émergentes, les Etats-Unis décidèrent il y a une dizaine d’années de soutenir leur marché intérieur en stimulant la consommation. Or, les ménages les plus fragiles mais aussi les classes moyennes, asphyxiées par la relative faiblesse des salaires et par un système de protection sociale inégalitaire, ne disposaient pas de revenus suffisants. Pour alimenter la croissance, les Américains ont choisi la dette, le dopage par le crédit. Les banques, aidées par les politiques de baisse des taux de la FED après le 11 septembre, ont prêté à tour de bras. Tout le monde n’y trouvait-il pas son compte ? Les ménages modestes devenaient propriétaires malgré leurs faibles ressources. Les banques vivaient des intérêts sur des prêts gagés par la valeur des acquis et non par leurs fonds propres. Quand la valeur des acquis (essentiellement immobiliers) a commencé à stagner voire à baisser, quand la bulle spéculative a éclaté, le système a déraillé : les ménages n’ont pas pu rembourser tandis que les banques ont perdu de l’argent à la vente sur les acquis récupérés... La recherche de la rentabilité financière maximale à court terme a donc été un conducteur de l’effondrement du système

Cette crise montre le sacrifice de l’intérêt collectif - celui de l’humanité d’aujourd’hui et de demain dans son environnement - à la toute-puissance du marché. C’est la grande leçon de la crise : bien des choses que l’on croyait devoir garder privées exercent une trop grande influence sur le bien-être collectif pour ne pas être socialisées, d’une manière ou d’une autre. En témoigne la concomitance de plusieurs crises qui se renforcent. La crise écologique provoquée par une économie non maitrisée provoque le gaspillage naturel et maintient les intérêts d’une couche dominante plus riche et plus irresponsable que jamais face aux risques. Le crédit est devenu le fondement de notre modèle de consommation : on emprunte à la nature ce que l’on ne pourra jamais lui rendre. Crise énergétique : les pays producteurs de pétrole spéculent sur la fin des réserves mondiales, et une partie des habitants du monde ne dispose pas du carburant dont ils ont besoin pour produire et se nourrir, alors même qu’aucun nouveau modèle de croissance n’a été pensé collectivement. Le gaz alimente les tensions notamment entre la Russie et ses voisins. L’eau est au cœur des conflits d’Afrique et du Proche-Orient. Crise alimentaire : les sols d’Asie et d’Afrique sont ravagés par les bouleversements climatiques. L’Amérique Latine souffre du quasi-triplement du prix du pétrole depuis 2003. En 2009, selon la Banque Mondiale, un milliard de personnes, un sixième de la population du monde, connaît une famine chronique.

Si la crise ébranle les bases du capitalisme poussé à l’excès par les dogmes néolibéraux, elle ébranle aussi quelques-unes des certitudes des progressistes et conduit à changer notre modèle de développement. Les leçons de la crise de 1929, qui diffère à bien des égards de celle que nous traversons actuellement, sont utiles. Une crise économique se distingue d’un simple accident économique par la façon dont le système reçoit les mesures mises en place pour le soigner. Les mesures de redressement décidées par les Etats-nations ou le G20 ont, pour la plupart, une pertinence immédiate : sauvegarde de l’épargne de millions de familles par le soutien aux banques, aides alimentaire d’urgence dans les pays les plus pauvres, protection du système de santé et de retraites, aides aux exploitants agricoles ou aux petits commerçants. Il reste qu’à terme plusieurs de ces décisions nourrissent la crise. A une crise mondiale de la dette, les gouvernements ont répondu par un endettement supplémentaire. La puissance publique a socialisé une énorme dette privée. Face à un excès de liquidités provoqué par les banques privées, les banques centrales ont réagi par la création monétaire. Le FMI a pris le relais en annonçant qu’il allait distribuer près de 300 milliards de dollars de DTS à ses Etats membres. C’est une mesure nécessaire à destination des pays qui en ont le plus besoin. Mais c’est une mesure d’urgence dans un système inchangé, non l’émergence d’un nouveau modèle.

2) L’ESQUISSE D’UNE REGULATION MONDIALE, LES LEVIERS D’ACTION DE LA PUISSANCE PUBLIQUE NATIONALE

Les autorités politiques et économiques ont mis du temps à saisir la vraie nature de la crise. Il a fallu attendre le printemps 2009 pour entrevoir les premières réponses globales.

Aujourd’hui, chaque frémissement de l’activité suscite l’optimisme des gouvernements. Le taux de chômage américain augmente moins vite que les derniers mois, ce qui annoncerait le retour de l’emploi. Le taux de croissance européen a augmenté de 0,5% sur le dernier trimestre et on conclut au retour de l’activité. Nous le souhaitons, bien sûr, mais on oublie que l’activité économique est portée à bout de bras par les pouvoirs publics nationaux et que cela est provisoire. La FED et, dans une moindre mesure, la BCE mènent des politiques monétaires d’une agressivité jamais vue en plafonnant leurs taux directeurs en dessous de 1%. Depuis juin 2008, les Etats-Unis ont injecté 11 points de PIB supplémentaires dans l’économie. La Banque des Règlements Internationaux estime que le montant total des plans de relance représente 5% du PIB mondial.

La reprise a besoin de lucidité : le redressement de l’économie mondiale, fondé sur la réactivité des Etats, reste fragile. Aux Etats-Unis, le traumatisme des crédits hypothécaires a conduit à une augmentation significative du taux d’épargne qui aura nécessairement des conséquences sur la consommation et la croissance. La Chine devra réorienter sa production vers son marché intérieur - ce que les entreprises américaines et européennes vont douloureusement ressentir. L’Amérique Latine, avec un chômage de 27% en 2009 et 150 millions de sans emplois de moins de 25 ans, souffre de la hausse du prix des matières premières et de la baisse de la demande mondiale.

L’action des Etats a été rapide et forte - c’est une grande différence avec 1929. Mais il faut consolider cela et surtout bâtir et réussir l’après crise. C’est ici que les forces de progrès ont un rôle historique à jouer. L’enjeu est de passer de l’économie du tout marché corrigé nationalement a posteriori par la redistribution, à l’économie sociale et écologique de marché régulée mondialement a priori.

Dire la vérité sur la crise, c’est admettre qu’elle est celle des déséquilibres mondiaux et des égoïsmes des nations les plus puissantes. Le train de vie américain est financé depuis trop longtemps par le reste du monde. L’abondance monétaire des années 2000 s’explique, en partie, par une épargne mondiale constituée de réserves de change qui ont triplé en huit ans. La Chine, qui en possède plus du quart, a maintenu depuis dix ans une sous-évaluation de sa monnaie afin d’être hyper-compétitive à l’export. Entre la FED (qui maintient un taux d’intérêt très bas pour favoriser la consommation des ménages américains), la BCE (qui fixe un taux d’intérêt plus haut pour éviter l’inflation) et le gouvernement chinois (qui oriente sa monnaie pour favoriser l’épargne), la crise était annoncée. Aujourd’hui, au moment où les centres de décisions se réorientent vers les pays émergents, où un G2 Chine-Etats-Unis risque de se dessiner, l’urgence d’une régulation mondiale est particulièrement forte.

« Là où naît le péril, croît aussi ce qui sauve », écrivait le poète Hölderlin. La crise aura eu, au moins, le mérite de mettre en lumière le manque de coordination entre les Etats. En Europe, organisation supranationale la plus aboutie, nous avons été incapables de coordonner vraiment nos plans de relance et d’harmoniser nos politiques sociales et fiscales. Les grandes puissances mondiales ont enfin compris la nécessité d’élargir le cercle de décisions à travers la création du G20 - même si l’Afrique reste dramatiquement sous-représentée. Le mythe de l’autorégulation marchande est tombé, mais on ne peut pas se contenter d’une régulation politique par à-coups. Le G20 constitue une avancée, mais l’ordre du jour du prochain G20 de Pittsburgh et les déceptions probables qu’il va apporter montrent les limites d’une institution ponctuelle. Personnellement, je crois que ces réunions ne changeront pas en profondeur la donne, que les leçons ne seront pas assez tirées, qu’une concentration bancaire et financière plus forte risque même d’en résulter, et qu’on vivra -provisoirement - sur l’illusion que presque tout peut continuer comme avant.

Le monde dispose, d’une multitude d’agences de régulation dans tous les domaines (OMC, BIT, OMS, FMI). Cette dispersion nuit à l’efficacité et à la clarté des normes qu’elles produisent. Nous avons besoin d’un Conseil de Sécurité économique pour arbitrer les éventuels conflits normatifs entre ces agences. Nous ne pouvons pas nous contenter de réunir ce Conseil ponctuellement ou de le soumettre, à l’image du G20, à la pression de l’actualité. Multilatéral par définition, ce Conseil de sécurité économique doit aussi être permanent et se voir confier une autre mission : être l’institution productrice de normes qui s’imposent à tous, qui dispose des moyens de contrôler leur application et de mener des politiques coordonnées - au premier rang desquelles l’instauration d’une fiscalité internationale sur les transactions financières consacrée prioritairement à l’aide aux pays pauvres.

Seule institution politique à vocation universelle, l’ONU doit jouer ce rôle en lien avec le FMI. Celui-ci doit jouer le rôle de régulateur économique mondial. L’universalité de la régulation économique serait ainsi plus effective. Les décisions monétaires ne seraient plus séparées des politiques financières, commerciales, économiques, écologiques, sanitaires, alimentaires, stratégiques. Je connais les réticences que cette proposition peut engendrer, en particulier en Amérique Latine qui a souvent souffert des décisions d’un FMI plus incendiaire que pompier. Plusieurs préalables sont indispensables. Les organes de décisions du FMI ne donnent pas aux pays membres l’opportunité d’être représentés équitablement : ce fonctionnement inadapté doit être repensé. Le droit de vote doit être rééquilibré. Autre obligation : revoir le rôle du FMI afin qu’il devienne l’instance où les autorités nationales s’accordent sur les réformes économiques et financières à accomplir. Celui-ci doit pouvoir disposer des moyens d’être vraiment le prêteur en dernier ressort. Ses ressources, actuellement insuffisantes, doivent être accrues. Il devra contrôler strictement la fluctuation des taux de change au lieu que l’ensemble du système soit soumis la domination du dollar. Le FMI - ou un organisme associé - devra enfin disposer des moyens d’un contrôle juridictionnel à l’échelle mondiale pour parvenir à une définition commune, puis une sanction partagée des paradis fiscaux, et opérer une vraie traçabilité financière.

La sécurité du monde et sa prospérité sont intimement liées. Comment imaginer, d’une part, un nouveau Conseil de sécurité économique multipolaire et, d’autre part, un Conseil de sécurité stratégique, militaire hérité de la deuxième guerre mondiale ? Il est temps pour les Américains et les Européens d’admettre que Yalta est révolu. Afghanistan, Iran, Pakistan, mais aussi Moyen et Proche-Orient, aucune de ces questions ne saurait se résoudre efficacement et pacifiquement sans l’Afrique noire, sans l’Amérique latine, ni sans l’Europe. C’est pourquoi nous devons plaider pour un élargissement du nombre des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU afin qu’il représente les cinq continents plutôt que cinq nations exclusivement

3) VERS UN INTERNATIONALISME SOCIAL-ECOLOGIQUE

Le tournant libéral des années 1980 marque aussi - il faut le reconnaître - une césure dans l’histoire du mouvement socialiste et progressiste. Face à la crise, la gauche moderne doit évoluer vers un « internationalisme social-écologique ».

En 1917, les socialistes républicains en France, les sociaux-démocrates en Allemagne et en Europe du Nord, d’autres encore, ont été les premiers à percevoir le rouge du sang derrière le rouge du drapeau de la Révolution léniniste. Entre révolution par la violence dans la rue et réforme par la loi et les urnes, nous avons choisi. La gauche de gouvernement est née alors, revendiquant le respect des libertés individuelles et le pluralisme des opinions.

Dans les années 1950, la doctrine socialiste, productiviste et redistributrice, s’est confrontée à l’extraordinaire croissance portée par la reconstruction de l’après-guerre. Le fordisme avait révolutionné les manières de produire, de consommer, de travailler. La collectivisation des moyens de production et la planification des politiques étaient bousculées par l’économie de marché, créatrice de richesse rapide et abondante. Le socialisme démocratique a accompagné cette évolution, créé et renforcé l’Etat Providence et ses compromis : systèmes de protection sociale, hausse des salaires, droits des travailleurs, représentation syndicale, massification de l’accès à l’éducation, etc. Le mouvement ouvrier a été alors porté par la force des avancées politiques et sociales et par l’unité du mouvement politique et du mouvement syndical.

Dans les années 1980, le socialisme démocratique n’a pas vraiment réussi ce qui aurait dû être sa troisième refondation. Le néo-libéralisme s’est lové dans l’internationalisation du capital pendant que la gauche restait bloquée dans des outils nationaux insuffisants. Chômage, pauvreté et déficits ont grippé l’Etat-Providence. Les compromis entre capital et travail, Etat et société, collectif et individu, sont devenus surtout défensifs, souvent perçus par notre base sociale comme contre-productifs. La mondialisation et la financiarisation, les menaces sur l’environnement, l’individualisation du corps social - tous ces facteurs ont heurté plusieurs de nos analyses et de nos réponses traditionnelles. Alors que s’opère aujourd’hui l’indispensable retour de la puissance publique, alors que la mondialisation est un fait et que le péril environnemental se dresse, alors que les peuples ouvrent les yeux sur un système néo-libéral qui les a éloignés de tout projet collectif choisi, la gauche démocratique a l’occasion historique de reconstruire une espérance. Cela suppose de s’inscrire dans plusieurs dimensions en même temps.

La première dimension, c’est l’internationalisme. Les forces socialistes et social-démocrates, les forces progressistes doivent retrouver une plus forte unité. Les problèmes qui sont devant nous, et d’abord l’urgence écologique, sont tellement globaux que nous ne pourrons faire entendre une voix nouvelle que si nous sommes rassemblés. Cela peut prendre la forme de forums mondiaux réguliers, de manifestations comme celle-ci qu’ils faudra démultiplier, de recherches menées conjointement par des chercheurs de différentes régions ou même - au-delà de l’Internationale Socialiste - de la création d’un parti socialiste mondial qui, à l’image du Parti Socialiste européen, serait chargé de tous nous représenter. L’internationalisme, c’est aussi l’union, autant que possible, de la gauche politique et de la gauche syndicale qui partage avec nous la volonté de remettre les salariés au centre des décisions économiques. L’internationalisme, pour la gauche, ce doit être le souci de l’universel appuyé sur le progrès local. Alors que la mondialisation, pour la droite, c’est l’uniformisation appuyée sur le global. Sur quelles bases et quel projet ? L’Amérique Latine ouvre, à bien des égards, le chemin. Depuis la victoire du président Chávez au Venezuela en 1998 jusqu’à la plus récente élection du président Mauricio Funes au Salvador en mars dernier, en passant par la victoire de la Présidente Michèle Bachelet ici-même, de nombreux pays sud américains ont porté au pouvoir, dans des conditions différentes, des organisations de gauche. Bien sûr, les partis sont hétéroclites, les situations nationales différentes, les leaders eux-mêmes portent des projets aux orientations parfois divergentes et aux méthodes souvent distinctes - c’est un euphémisme. Reste que par-delà cette diversité, des éléments communs apparaissent : le rôle assumé de la puissance publique pour protéger les personnes les plus fragiles des excès de la marchandisation ; la volonté de mettre en place un partage des richesses plus équitable, respectueux des hommes, des terres, des savoir faire ; la construction de systèmes d’éducation et de santé et de protection sociale qui ne laisse personne au bord de la route ; l’égalité réelle entre les sexes ; une volonté farouche d’émancipation et d’indépendance vis-à-vis des empires et l’aspiration à une mondialisation multipolaire. Ces combats ne sont pas étrangers à la relative bonne tenue des économies sud-américaines durant cette crise comparée aux désastres sociaux que nous connaissons en Europe et aux Etats-Unis.

La deuxième dimension des progressistes, c’est l’exigence environnementale. L’homme est en situation de détruire la planète, donc lui-même. Vivre, c’est survivre : voilà la grande donnée de ce début de 21ème siècle. Aujourd’hui, 20% des habitants de la planète accaparent 90% de la consommation mondiale. Outre la préservation des écosystèmes et des ressources, la question écologique prolonge la question sociale puisqu’elle concerne avant tout les personnes, les quartiers, les régions, les pays, qui étaient déjà le plus en difficulté. La toute puissance du marché qui ne reconnait que le monétaire et le court-terme, est incompatible avec la nécessaire prise en compte environnementale. Les gouvernements et les partis socialistes et progressistes, dès la réunion de Copenhague à la fin de l’année, devraient proposer un véritable projet écologique à l’échelle nationale et au plan mondial. A l’échelle nationale, c’est par exemple l’enjeu de la fiscalité écologique, indispensable pour changer les modes de consommation comme de production. C’est le besoin d’investissements publics dans des infrastructures éco-responsables (transports collectifs ou individuels propres, énergies renouvelables...). C’est le financement de la recherche dans les technologies d’avenir. A l’échelle internationale, le projet d’Organisation Mondiale de l’Environnement, autorité de régulation écologique indépendante, doit aboutir. L’OME, qui agira en relation étroite avec l’OIT, devra s’imposer devant l’OMC pour toute question commerciale qui implique des enjeux environnementaux. Elle devra pousser notamment à la redéfinition de l’eau en tant que bien public mondial ou à la propriété publique des semences agricoles par la création de normes s’imposant aux Etats ou aux multinationales.

La troisième dimension, qui est trop souvent négligée par la gauche, c’est la notion d’individu. Notre ambition est collective, notre projet est global mais nous ne pouvons pas ne pas prendre en compte l’individualisation de nos sociétés. L’égalité est notre horizon mais l’uniformité n’est pas notre aspiration. C’est la leçon que nous tirons des dérives totalitaires subies à partir de l’aspiration magnifique à l’égalité. Nous, progressistes, ne prônons pas l’effacement des différences, des identités, des talents. Notre projet est celui d’une égalité émancipatrice qui permette aux individus de construire leurs vies avec les mêmes chances. Voilà un clivage majeur qui nous sépare des conservateurs néo-libéraux : pour nous, les individus ne sont pas les supports d’un système marchand qui en exclut certains pour en choisir d’autres. L’éducation et la culture sont à la base de notre projet. Cela nous distingue de l’individualisme désagrégateur et de l’étatisme totalitaire.

Madame la Présidente, chers amis, au 21ème siècle nous avons compris que le monde est lui-même mortel. La crise que nous vivons en est la manifestation. A nous, progressistes, ensemble, de faire naître ce que j’appelle une nouvelle approche internationale social-écologique. Face au capitalisme global, c’est un horizon mobilisateur.

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